BNAGIR : ÉCRIRE DANS L'INDÉPENDANCE.

Le désarroi des scribes.

Tous ceux qui auraient pu croire que l'inflation du politique, dans les années de transition en Arménie, allait terrasser les écrivains ont fait un pari douteux. Même s'il est vrai qu'à l'effondrement des valeurs imposées par le dirigisme en vigueur depuis 70 ans allait succéder la lente disparition de la " création vassalisée " et d'un système d'édition au service de l'État payeur. Dans les années 92-93, les machines à imprimer s'arrêtent faute de courant. L'Arménie est dans le rouge et le peuple dans le noir. Les scribes sentent qu'ils seront tôt ou tard à la rue. Le nombre de livres planifiés annuellement pour l'édition diminue progressivement jusqu'à cet unique ouvrage en russe sorti au milieu des années 90. D'autant que, durant ces années de fortes agitations sociales, le cœur des gens n'est plus à la lecture. Les écrivains étaient des dieux qui s'effritent aujourd'hui à mesure que la confusion s'empare des esprits. Une confusion telle que 10 ans plus tard, à l'occasion de la sortie de ses poèmes en traduction française, Violette Krikorian peut encore déclarer : " Parce que nous ne sommes pas encore sortis de cette période de bouleversements, nous ne pouvons pas réfléchir sur notre propre situation. Nous n'avons pas de recul. Depuis 89, il nous est arrivé tant de choses " . En 1996, les éditions Naïri publient le mince recueil de poèmes de Vahram Mardirossian (né en 1959) intitulé " Appuyé sur les tables ", selon tous les standards de l'époque soviétique, mais grâce à une aide financière indépendante de l'État. Ces textes, dont les dates s'échelonnent de 1976 à 1991, tous écrits avant la proclamation de la République, portent en couverture une image à deux niveaux, de ciel sans nuage et de décharge publique, qui préfigure le thème central de son futur roman paru en 2000 : " Glissement de terrain " . (L'étude comparée des couvertures de ces deux livres montre qu'elles reflètent le climat de dégradation générale dans lequel se trouve encore l'Arménie. L'image de murs délabrés, de détritus, de graffiti n'a pas été choisie au hasard. En un sens, celle-ci est plus terrible que la première où restait un coin de ciel pour espérer quelque chose. Là, on se trouve en surface, mais , comme le décrit le roman, on vit sous la menace permanente des effondrements qui engloutissent la ville, quartier par quartier). Le dernier texte de ce recueil, le seul qui ne soit pas daté, comporte deux vers significatifs : " Garder en mémoire la meilleure part du passé./ Garder en mémoire les pires moments du passé ". Seuls ces écrivains ayant commencé à écrire sous le système antérieur, assez jeunes d'esprit pour savoir rebondir, seront à même de tenir le choc et de remettre en marche le cours de la créativité (nous les retrouverons avec la revue Bnagir). Mais il faut reconnaître qu'ils sortiront " sonnés " par l'onde de choc du séisme civil qui affecte toute la population arménienne. Pour les uns et pour les autres, ces années qui suivront le " charjoum " seront un temps d'observation, de réflexions, d'écriture militante, d'engagement politique, de participation volontaire à la libération du Karabagh, de remise à plat des formes de la littérature, mais surtout de grand désarroi.

La maison des écritures

L'Union des écrivains est logée dans une bâtisse de deux étages qui se trouve sur l'avenue Baghramian. L'hebdomadaire Krakan Tert (journal littéraire), aujourd'hui dirigé de main de maître par la dramaturge Kariné Khodikian, a ses bureaux au dernier. Au premier, se trouve la fameuse salle ronde où ont lieu, entre autres réunions, les débats sur des livres ou sur des auteurs. Là se décidaient et se décident encore l'admission des jeunes littérateurs dans l'Union . Hier encore, appartenir à l'Union des écrivains, c'était la garantie de pouvoir publier ses livres aux frais de l'État, d'obtenir certains privilèges (appartements assortis d'un bureau, gratuité de villégiature à Dzarkadzor ou sur le Lac Sévan pour 6,12 ou 18 jours) et d'écrire sans avoir à exercer un second métier, grâce aux " honoraires " produits par ses publications. (Un traducteur nous avouera qu'à cette époque ses émoluments étaient tels qu'ils lui permettaient tous les ans d'aller en vacances à Sotchi. Alors qu'aujourd'hui...). Le parcours du combattant de tout jeune plumitif devait emprunter les passages obligés qui le conduiraient à affronter ses pairs. Il suffisait que les écrivains en herbe fussent admis à figurer dans la fameuse revue Karoun pour que leur cas fût examiné par l'Union. C'est ainsi que Violette Krikorian a réussi à être publiée par Karoun à 18 ans. Pour autant, on était encore loin de pouvoir pénétrer dans le saint des saints de cette Confrérie des auteurs professionnels. C'est seulement après un séjour au purgatoire de la section jeunesse qu'on accédait à l'étage supérieur des congratulations, éloges et considérations sonnantes et trébuchantes.
Mais la trouble période des années 88-91 va commencer à miner, à plus ou moins long terme, les conforts d'écriture dont jouissaient les auteurs patentés. Il est vrai que, jusqu'en 92, soit un an après la proclamation de la République, les choses restent plus ou moins en l'état et que les écrivains jouissent tant bien que mal des avantages acquis sous l'ancien régime. Sans oublier qu'en ces temps de grands bouleversements au sein de la société civile, l'Union des écrivains joue encore un certain rôle moral, jouit d'une réelle considération, exerce même quelque autorité tandis que les esprits restent minés par le doute. Silva Kapoutikian se rend à Moscou pour plaider la cause de l'Arménie, Séro Khandzadian écrit à Gorbatchev une lettre ouverte pour lui signifier que le Karabagh a toujours appartenu à la mère patrie. Mieux, l'un des leurs, le nouvelliste Vano Siradéghian, membre du Comité Karabagh, mais aussi membre de l'Union, accède à un poste ministériel clé, celui de l'Intérieur. Dès lors, les possesseurs de la carte de l'Union des écrivains se sentiront protégés. À telle enseigne qu'il suffira de montrer cette carte pour que les portes s'ouvrent et que la police fasse preuve à votre égard de toutes les sollicitudes dues à votre rang. Il ne faut pas oublier que les années 92-93 sont marquées par le froid et l'obscurité dus aux pénuries d'électricité. Cependant, Krakan Tert, émanation de l'Union des écrivains, arrive encore à sortir. L'argent manque de plus en plus, il faut aller le chercher là où l'on peut. Ainsi, lorsqu'il faudra publier les jeunes écrivains en mal de reconnaissance, comme cela se faisait dans le Supplément du journal, c'est à Vano Siradeghian qu'on va s'adresser et c'est grâce à lui que sera recueilli l'argent nécessaire. Mais les revers de fortune qui affecteront le destin politique de Vano Siradéghian vont, par la même occasion, précipiter la chute des membres de l'Union. Les caisses n'étant plus alimentées, ou presque plus, l'État cessant de jouer son rôle tutélaire, l'Union va se transformer en œuvre de bienfaisance auprès des écrivains démunis de tout en leur distribuant des biens de première nécessité.

Écrire sans la tutelle de l'État.

En 2003, à l'université d'Erévan, Vahram Mardirossian traite de la séparation de la littérature et de l'État. Par la force des choses, cette scission est déjà entamée en Arménie par certains des jeunes écrivains qui figuraient dans le Supplément de Krakan Tert et désireux de donner à lire des textes " non-conformistes ", en utilisant des moyens modernes. Mais cette séparation, provoquée par la nouvelle donne économique, implique un apprentissage auquel tous ne sont pas forcément préparés. Certains, comme Arpi Voskanian et Vahram Mardirossian, donneront à cet éloignement la valeur d'un refus de toute collaboration avec les formes désuètes de la littérature, prétextant qu'elles conduisent à une impasse. La revue Karoun (95000 exemplaires avant l'Indépendance), dirigée par le romancier Varoujan Aïvazian, si elle s'est maintenue jusque-là tant bien que mal grâce à des contrats d'édition souscrits avec différentes ambassades pour répondre à sa vocation d'ouverture aux littératures étrangères, aujourd'hui, faute d'argent, semble s'essouffler, tandis que les écoles d'écriture s'affrontent, que les personnes se querellent, que les coups de griffes volent à tout va. Il est vrai que Krakan Tert continue de remplir sa mission, quitte à perpétuer une écriture de type traditionnel. Il est vrai aussi que des livres de poésie écrits par de jeunes auteurs recommencent de paraître et que d'autres attendent leur tour. Que l'Union des écrivains, présidée aujourd'hui par Lévon Ananian, démocratiquement élu par ses membres pour succéder à Hrant Matévossian, vient de recevoir une aide financière substantielle de la part d'Ara Abrahamian pour la publication de nouveaux livres. Que le même Krakan Tert publie régulièrement les textes des écrivains appartenant à toutes les générations, y compris à celle qui fait dans la dissidence (jusqu'aux fondateurs mêmes de Bnakir, Vahram Mardirossian et Violette Krikorian, le premier y donnant des poésies en 1996, la seconde y intervenant régulièrement). Que ces mêmes auteurs ont la possibilité de s'exprimer à la radio ou à la télévision bien plus facilement que les écrivains français en France, par exemple. Qu'en juin 2002, un prix de 5000 dollars (le premier depuis l'avènement de la République) a été attribué au peintre, scénariste et écrivain Arassi Aïvazian. Sans oublier le mensuel littéraire " Nor Dar " (Siècle nouveau) du très actif Abgar Arpinian, assez ingénieux pour y publier des nouvelles, distribuer des prix et trouver l'argent nécessaire à son fonctionnement. Mais " si tu veux devenir le poète de ton temps, chante ton époque " disait Tcharents. Dès lors, les jeunes écrivains vont multiplier les audaces techniques pour donner à la littérature les seules lettres de noblesse qui vaillent, celles d'une littérature vivante à l'usage des vivants. Nous verrons avec Mariné Pétrossian, que ce qu'elle entend par le concept d'antipoésie n'est rien d'autre qu'une manière de capter l'air de la rue. Nous verrons avec Violette Krikorian que la systématisation du vers de Tcharents peut conduire à une véritable libération du langage et à une intrusion du poétique dans le politique, qui ne seront pas sans risque. Qu'avec Vahan Ichkhanian, l'écriture défie les règles de la langue écrite et s'introduit dans la langue parlée la plus élémentaire. Que les jeux formels d'Arpi Voskanian ouvrent des champs nouveaux de critique sociale et culturelle. Que l'usage d'internet, les premières et timides parutions à l'étranger des auteurs déjà cités, vont démontrer de leur part la volonté de changer d'ère. Autant d'auteurs qui donneront avec la revue Bnagir les gages d'un renouveau.


Chahané Yuzbashian
et Denis Donikian


In " Que c'est hiver est rude ", bilingue, traduction de Marie-Florine Bruneau et Alice Kégélian, Édition A DIE. Pour se le procurer écrire à : Festival est-ouest, Place de l'Hôtel de ville, 26150, Die. Prix 7,62 euros.
2 Traduction française à paraître aux Éditions de l'Inventaire à l'automne 2004.
3 Voir " Un Nôtre Pays " de Denis Donikian (Publisud), le texte intitulé " Suzanne et les vieillards ", page 191.
4 Site internet : http://www.bnagir.am/. Forum : http://www.forum.am/groups/lit/

N°92, décembre 2003

 

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