BNAGIR : Revue sans frontière ni censure.

Un zoo humain
Au cours des années 60, Pablo Neruda, poète chilien, est de passage en Arménie. Dans son livre de mémoires, intitulé " J'avoue que j'ai vécu ", il rapporte l'anecdote suivante : " Durant le déjeuner que m'offrit l'Union des Écrivains, j'évoquai, dans mon discours de remerciements, les prouesses du tapir des Amazones et j'avouai ma passion pour les animaux. Je n'ai jamais manqué de visiter un jardin zoologique. " Dans sa réponse, le président déclara : " Quel besoin avait Neruda d'aller visiter le zoo ! Il lui suffisait de venir à notre société des Écrivains pour rencontrer toutes les espèces. Nous avons ici des lions et des tigres, des renards et des phoques, des aigles et des serpents, des chameaux et des perroquets. " C'était dire, à travers cette fable, quel zoo humain représentait l'Union, ou quelle diversité d'écriture s'y pratiquait. De fait, l'Indépendance a montré qu'une inspiration captive, encagée par l'idéologie dominante, conduisait fatalement à des formes de littérature sclérosées. D'autant que les influences venues de l'extérieur étant sévèrement filtrées, l'écrivain demeurait le gardien du temple plutôt qu'un miroir cheminant le long des routes. Critiques et lectures en vase clos pouvaient difficilement conduire à une confrontation avec l'émergence des arts poétiques se pratiquant ailleurs. Mais aujourd'hui, les portes et les fenêtres étant largement ouvertes sur le monde, les littératures étrangères ont largement pénétré en Arménie. Avec la perestroïka, les traductions tous azimuts en langue russe se sont multipliées, de sorte que les textes fondateurs de la pensée occidentale, longtemps interdits, sont aujourd'hui à la portée des jeunes auteurs. Pour exemple, Barthes, Blanchot, Deleuze, Foucault ou Derrida peuvent se lire en Arménie au même titre que les jeunes écrivains russes. Plus tard, et plus largement encore, internet offrira aux Arméniens tout ce qui s'y trouve pour peu qu'ils sachent l'anglais. Ainsi, un écrivain comme Arassi Aïvazian, né en 1925, fait un usage constant de la toile pour dénicher des perles à la mesure de sa curiosité. Dès lors, les apports extérieurs vont accentuer le débat entre les tenants de l'aventure littéraire sans condition ni tabou d'un côté, et les esprits rigides et frigides de l'autre. Ces disputes d'écrivains, qu'on pourrait croire byzantines tandis que la cité vit dans l'agitation civile et sous le poids de préoccupations autrement plus vitales, ont cours au sein même du forum de la revue Bnagir.


Un champ de littérature expérimentale ?

Bnagir par ceux qui la font.
Le 22 février 2003, sur ce même forum, Hratch Bayadian pose, à propos de Bnagir, la question de sa singularité. Aussitôt ont lieu des échanges sur la fonction d'une revue née dans le creuset d'une réalité sociale et politique inédite et en perpétuelle gestation. Extraits :
Arpi Voskanian : " Bnagir s'apparente aux revues de littérature expérimentale plus que ne peuvent le laisser paraître les " écrits " qu'on y trouve. C'est dire que les " écrits" qui ont précédé la revue ont conduit nécessairement à sa création. Il est clair que ce désir de renouveau littéraire a toujours existé en raison même des mouvements qui animent toute génération montante (ce qu'on a pu rencontrer même dans la littérature arménienne soviétique). La différence vient de ce que l'absence de censure a permis une plus grande liberté d'expression. En d'autres termes, cette tendance s'explique moins par la remise en cause des valeurs héritées de l'époque soviétique ou par la nécessité d'analyser la réalité post-soviétique que par une adaptation au changement de générations. "
Mariné Pétrossian : " Ce qui caractérise la revue Bnagir, c'est l'envie de surmonter l'agonie de la littérature et de créer des textes vivants. Voilà ce qui la différencie de tous les autres périodiques à vocation littéraire qu'on peut trouver en Arménie, et qui sont déjà morts, tous sans exception. Le problème n'est pas la nouveauté, mais la conscience du réel, ce réel qu'il est impossible de mettre en forme comme si rien n'était arrivé ou sous prétexte que la littérature transcende l'événementiel. Or, ce qui est arrivé en Arménie ne se définit pas pleinement comme un " changement de l'ordre social ". En somme, on suppose qu'avec le changement de l'ordre social on est passé de l'ancien vers le nouveau, alors que chez nous, il n'y a aucun ordre social nouveau, ni même un ordre, encore moins un système. Chez nous, aujourd'hui, tout n'est que ruine et désastre. Cette envie de vouloir surmonter l'agonie est à l'origine du penchant (que l'on trouve chez la majeure partie de ceux qui écrivent dans Bnagir) pour le caniveau, le vulgaire et la nudité. Ce penchant est tellement souligné et si criant, qu'il laisse une impression de malaise. Mais dans le fond, il s'agit d'une saine tendance, puisqu'elle est orientée vers là où se situent les fondements de la vie et les fondements de la langue ".
Violette Krikorian : " Le changement de l'ordre social est un changement de la réalité même, et dans le fond, il aurait été bizarre que la nouvelle réalité, fût-elle ruine et désastre, et surtout ruine et désastre, ne jouât aucun rôle sur la littérature. Mais il est absurde d'expliquer Bnagir par un changement de générations quand, sur plus de vingt-cinq auteurs, quatre ou cinq d'entre eux seulement ont moins de trente ans. Et ne parlons pas d'Arassi Aïvazian qui a plus de soixante-dix ans, ni de certains autres qui ont atteint la cinquantaine. "
Vahan Ichkhanian : " Bnagir est la seule revue littéraire qui ne reçoive aucune aide du gouvernement, à l'inverse de toutes les autres. C'est la seule, et cela ne constitue pas une différence négligeable. Cette différence la rend plus libre, d'autant qu'elle n'exerce aucune censure. "

Une revue nationale, ouverte à la diaspora.

Bnagir : nécessité et naissance.
La revue Bnagir est née d'un constat : les écrivains en herbe qui ont eu une vingtaine d'années et plus au 10e anniversaire de l'Indépendance, porteurs de nouveautés en Arménie, ne jouissaient d'aucune tribune. Violette Krikorian et Vahram Mardirossian pensent d'abord à ces jeunes auteurs, plus qu'à eux-mêmes qui bénéficièrent des pages offertes dans Karoun ou Krakan Tert sous l'ancien régime. Bnagir veut dire brouillon, premier jet, manuscrit. Le numéro un n'est rien d'autre qu'une liasse de 50 pages au format A4, agrafée sur la largeur et s'ouvrant comme un calendrier, du bas vers le haut. Il est daté du premier mars 2001, porte un titre en lettres majuscules arméniennes à la verticale, combiné à une adresse internet www.bnagir.am. En d'autres termes, la revue se veut nationale et accessible à la diaspora. La couverture bleu pâle représente vaguement une page manuscrite, avec deux indications de taille : " revue littéraire trimestrielle " et la mention " pour le lecteur ". La quatrième de couverture est une copie de la couverture elle-même, à cette différence que les mentions indiquent : " revue littéraire trimestrielle destinée à la lecture et à l'écriture ". C'est signaler qu'en s'ouvrant cette fois par le dos, la revue offre ses pages vierges au lecteur comme une invitation à l'écriture. (On peut trouver aujourd'hui ces textes de lecteurs sur le site de Bnagir). Encore une fois, Bnagir table sur l'ouverture vers un lectorat le plus large possible afin que s'enrichisse la littérature en Arménie. De fait, les concepteurs de la revue souhaitaient lui donner toute l'apparence d'un samizdat (de sam : soi-même, et isdavats : éditer, soit auto-édition) de la " belle et glorieuse époque " où les dissidents tapaient secrètement sur une mauvaise machine un livre entier sur papier pelure en trois exemplaires dont deux étaient remis à des amis fiables. Précisons qu'il n'y a pas eu en Arménie l'équivalent d'une production en samizdat comme celle dont bénéficia l'œuvre de Soljenitsyne. Les livres de Kourken Mahari furent publiés seulement pendant la perestroïka, tandis que certains poèmes de Tcharents avaient circulé sous le manteau. Pas d'écrivains emprisonnés pour leurs écrits politiques, ni d'écrivains politiques dont la dénonciation aurait eu une ampleur et surtout une portée aussi grande que " L'archipel du Goulag ". (Interdits de publication, le poète barde Rubik Hakhvedian pour sa critique sociale et Arthur Mestchian qui avait repris les thèmes nationalistes de Moucher Ichkhan, ne jouissaient pas moins d'une réelle diffusion malgré le caractère subversif de leurs textes, repris plus tard par les rabiz). Ce premier numéro comprend 20 jeunes auteurs, des tout jeunes comme Arpi Voskanian (née en 1978) Dikran Tchéraz (né en 1983), des confirmés comme Mariné Pétrossian, Vartan Djaloyan, mais aussi des reconnus comme Arassi Aïvazian, sans oublier les fondateurs de la revue, Violette Krikorian et Vahram Mardirossian. (Le numéro 2 accueillera trois écrivains de la diaspora : Movsès Btchakdjian, Krikor Beledian et Denis Donikian). Si la prose domine, la poésie n'est pas en reste, que côtoient des formes textuelles plus audacieuses. En page deux, une mention indique que la revue est financée par les fondateurs. Par la suite, la revue va changer de forme. Le numéro deux s'ouvre toujours par le haut, les pages sont imprimées recto verso sur papier beige dans une graphie plus confortable avec une couverture bleu nuit. Le troisième numéro s'ouvre maintenant comme un livre traditionnel et gagne en élégance. Il faut dire que les financements de la revue changent à mesure qu'elle s'impose dans le champ littéraire arménien. En effet, imprimée aujourd'hui (numéro 7) grâce à une aide du consulat américain, elle s'affiche essentiellement sur le net (où se trouvent les textes de tous les numéros). Elle a mis en place un forum et publie des numéros consacrés à un seul écrivain, (comme le 4 à Karen Karslyan ou le 5 à Vahram Mardirossian).
Il est temps maintenant de passer en revue quelques-uns de ces auteurs, à commencer par la sulfureuse Violette Krikorian.

Addenda : Pour compléter le premier volet de cette étude, nous sommes aujourd'hui en mesure de signaler qu'en novembre 2003, a eu lieu en Arménie un phonéton littéraire au profit de l'Union des Écrivains. Ainsi, à la date du 11 novembre, grâce au concours de la diaspora, Le Fonds Littéraire International Arménien, créé pour l'occasion, a pu réunir une somme avoisinant les 230.000 dollars. Le versement le plus important provenait du magnat arménien de Russie, Ara Abrahamian avec un don de 100 000 dollars. L'autre don parmi les plus significatifs provenait du chef d'entreprise américain Vahan Hovanhessian (25 000 dollars). Toutefois le secrétaire de l'Union des Écrivains a tenu a précisé qu'on a vu des personnes très âgées faire des dons allant de 2 à 4000 drams. Mais aussi des écoliers, comme Achod et Hasmig Tchakarian. Ont participé également des entreprises arméniennes, des banques, l'université d'État, la faculté de médecine... Selon le Secrétaire, les sommes ainsi recueillies seront déposées en banque et devraient rapporter en intérêts environ 8 000 dollars. Seule cette somme serait utilisée pour permettre d'apporter une aide matérielle aux écrivains et de publier des livres d'auteurs d'Arménie ou de la diaspora.

Chahané Yuzbashian
et Denis Donikian
N°94 Février 2004

 

 

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