Publié dans http://www.yevrobatis.org le : 22-08-2004


" Ara Baliozian est le plus controversé des écrivains arméniens contemporains, mais malheureusement la plupart des Arméniens ne connaissent pas grand chose de lui et de son œuvre.
Il a publié une vingtaine de livres au cours des 20 dernières années, et soulève l'enthousiasme des médias étrangers. Gostan Zarian, et Chahan Chahnour avant lui ont prouvé que nos écrivains contestataires ne sont pas rejetés à cause du point de vue littéraire de leurs ouvrages, mais seulement à cause de leurs idées et de leur critique du fonctionnement de l'Arménie. Les journaux arméniens publiaient régulièrement des résumés et des commentaires de ses livres, mais ces derniers temps, il a été délaissé par la plupart d'entre eux (Armenian Life weekly, et Nor Gyank (Nouvelle Vie) qui avaient publié ses écrits pendant des années, ainsi que d'autres articles, ont récemment refusé ses œuvres.

D'origine arménienne, l'écrivain canadien Ara Baliozian est né en Grèce, à Athènes, et a poursuivi ses études à Venise en Italie. Largement publié en anglais et en arménien, il a reçu de nombreux prix et des subventions pour son œuvre littéraire. Il est publié régulièrement aux Etats-Unis, au Canada, en Europe et au Moyen Orient.
Citons parmi ses livres : LES POETES GRECS ET AUTRES ECRITS , L'ARMENIE OBSERVEE , UNE ANTHOLOGIE, FRAGMENTS DE REVES, LES ARMENIENS DE LA DIASPORA, et son étude la plus vendue : LES ARMENIENS , LEUR HISTOIRE ET LEUR CULTURE . Ses traductions de classiques arméniens, tels que Krikor Zohrab, Zabel Yessayan et Gostan Zarian, ont été qualifiées de contributions " précieuses ", " éloquentes, " " brillantes " à la littérature mondiale. Il a lui-même été traduit en français, en allemand, en grec, et espagnol et en arménien".

in Narek

(Traduction Louise Kiffer )

Extrait du site de Narek.

1. Chaque fois que je passe en revue notre passé, j'avoue qu'il me fait perdre la raison. Tant de souffrances, tant de défaites, de tragédies, de désastres, de victimes. Mais aussi combien de leçons non apprises, combien de mensonges et de bourdes !

2. Qui serait à même de définir une bourde ? Sûrement pas ceux qui les ont commises. S'il leur arrivait d'y parvenir, ce serait pour dire qu'ils n'ont rien fait de mal, que toutes nos défaites sont des victoires morales et que celui qui dit le contraire ne pourrait être un patriote arménien.


3. Auxquels de mes jeunes compatriotes pourrais-je déclarer : je suis au courant de votre mode du raisonnement parce que quand j'avais votre âge on me servait à manger cette merde recyclée ?


4. Ces même gens qui prostituent une idéologie ou une religion sont aussi ceux qui les défendent avec le plus d'acharnement. Car le pouvoir et l'argent sont plus forts que la politique et la théologie.

5. L'identité arménienne est un concept si vague et si mal compris que même les Arméniens qui ne sont pas meilleurs que "les Turcs chrétiens" ou "les Turcs bohémiens " s'estiment qualifiés pour se vanter de cette marque supérieure qu'est leur Arménité

6. Le sens de la contradiction est tellement développé chez certains Arméniens que si vous deviez tomber d'accord avec eux ils seraient aussitôt en désaccord avec vous.

7. Chaque fois que j'entends un Arménien se vanter de son génie pour la survie, je ne peux m'empêcher de penser que des millions de nos ancêtres ont sacrifié leurs vies pour que cette crotte en arrive à se vanter d'elle-même.

8. Je dois avouer que je ne lis pas toujours ceux qui me critiquent. Ce qui me fait très mal, c'est de lire les pensées qui étaient les miennes enfant, et que j'ai rejetées une fois devenu adulte.

9. Un Arménien qui parle au nom du peuple ("Nous autres, Arméniens") et qui compte ainsi, selon sa propre estimation, être considéré comme un porte-parole représentatif de la nation, est un Arménien qui ne sait rien et qui a encore moins compris de choses concernant ses compatriotes.


10. Sophocle : " Un ennemi devrait être détesté seulement autant qu'on peut détester quelqu'un qui pourrait devenir un jour un ami. " Je considère que cette pensée est non-arménienne dans son essence même.

11. J'ai été si souvent exposé au venin arménien que j'ai tout lieu de croire que sur dix Arméniens neuf sont des cobras turcs.

12. On ne devrait pas entrer dans une carrière d'artiste en vue d'atteindre le succès. Le succès peut même être fatal au talent. Et viser seul le succès pourrait bien être un suicide moral.

13. Il y a plusieurs manières de prouver que vous êtes bien le maître de votre propre maison ; la réduire en cendres n'en est pas une.

14. Vous ne pouvez pas enseigner l'amour à quelqu'un qui est plein de haine, comme vous ne pouvez enseigner la faim à quelqu'un qui serait rassasié.

15. Si je ne peux les faire changer d'avis, je peux au moins les faire trembler un peu.


16. Pour les malfaiteurs, le massacre n'est jamais massacre mais relève de la volonté d'Allah ou de quelque autre principe abstrait (intégrité territoriale, nécessité historique, impératif moral, devoir patriotique, destin manifeste, et ainsi de suite). C'est pareil pour nos bigots : avec eux non plus la bigoterie n'est jamais bigoterie mais superpatriotisme ; l'intolérance n'est pas intolérance mais manière de contrecarrer la trahison (qu'elle soit sinon réelle, du moins potentielle).

17. Dans son Study of History, Toynbee nous indique que les nations et les empires ne meurent pas assassinés, elles se suicident. La corruption, la dégradation et la désintégration ne sont pas imposées par des ennemis, des barbares ou des États par la force ou la conjoncture historique, mais par des manquements internes.


18. Si moi-même ou n'importe qui pouvions fournir une solution verbale parfaite à tous nos problèmes (à supposer qu'une telle formule existe et qu'elle ait été éludée jusque-là par nos plus grands intellectuels), elle ne convaincrait personne et ne changerait rien. Montrez-moi un Arménien qui dise : " Quelle est votre solution ? " et je vous montrerai un seriga (un voyou ou une brute) que démange l'envie de crucifier un Messie s'il ose jamais faire une apparition parmi nous.

19. Les écrivains ne sont qu'une bande d'inoffensifs ; tout qu'ils font n'est que gribouillage, gribouillage, gribouillage. Ils ne sont une menace pour personne, excepté peut-être pour le prestige de ces crapules qui paradent comme de nobles spécimens de l'humanité.

20. Le défi auquel le régime actuel de Erevan est confronté aujourd'hui, c'est d'établir une distinction entre la libre entreprise et la libre escroquerie.

21. Quand l'intestin parle plus fort que le cerveau, la raison devient un intrus hostile ; et plus un argument est rationnel, plus viscérale est la réaction de l'intestin.

*

Les textes ci-dessous représentent quelques-uns des envois quotidiens faits à Denis Donikian par Ara Boliazian.

Envoi du 13 Août 2004.


Quelque chose de très étrange se produit quand un Arménien traite d'idiot un de ses compatriotes, c'est qu'il le devient lui-même. Il y a une raison à cela. Les Grecs croyaient que l'arrogance (hubris) était tôt ou tard punie par les dieux (nemesis). Ce qui nous conduit à dire que celui qui se vante d'avoir un Q.I. supérieur fini par être puni par les dieux qui le transformeront en un sot bavard. Qui ose dire qu'il n'y a aucune justice en ce monde ?

*

Quand je parle de Q.I. supérieur, je parle de l'arrogance et de l'incapacité arméniennes des Arméniens en général et de nos chefs en particulier à admettre leurs erreurs et à en tirer des conséquences. Pourquoi avouer ses erreurs quand on peut faire porter le chapeau à des agents extérieurs pour ses défaites, ses catastrophes et ses malheurs ?

*

Et maintenant, après les idées générales, la réalité spécifique. Chaque fois qu'un lecteur me traite d'idiot, il se condamne à passer le restant de ses jours à essayer de montrer que je suis un idiot, non pas qu'il s'inquiète d'apporter la preuve de ce qui je suis - après tout, quel mérite y aurait-il à prouver qu'un idiot est en fait un idiot ? - mais parce qu'il veut se prouver à lui-même qu'il est futé.

*

Traiter d'idiot un compatriote arménien simplement parce que vous êtes en désaccord avec lui, c'est faire à un discours civilisé ce que les Turcs nous ont fait. C'est une chose qui doit être répétée et soulignée jusqu'à ce qu'on en soit pénétré.

*

Je ne prêche pas en faveur d'un culte étrange ni ne cherche à favoriser un nouvel isme. Je ne fais qu'exprimer mes points de vue avec autant d'honnêteté que me le permet le bon sens. Au lieu de me traiter de tous les noms, montrez-moi en quoi votre bon sens est différent du mien. Si vous pouvez me prouver que j'ai tort, pourquoi s'abaisser dans la presse à scandale, souiller de ce fait votre propre statut d'être humain civilisé et prouver une fois de plus qu'"un Arménien mange un poulet ; deux Arméniens mangent deux poulets ; et trois Arméniens se mangent les uns les autres."

*

Je ne crois pas qu'il faille nous dissimuler nos mauvais côtés au nom du patriotisme. Si un Arménien commet une faute, il faudrait la montrer, car ignorer aujourd'hui nos agissements blâmables peut nous conduire à dissimuler demain des conduites criminelles.

*


Comme tout Arménien, j'ai aussi été conduit à condamner les crimes turcs contre l'humanité et l'hypocrisie occidentale. Mais ni les crimes turcs ni l'hypocrisie universelle ne justifient notre intolérance et notre mépris envers nos compatriotes. Et qu'est-ce qui pourrait être plus méprisable que le fait de lancer des insultes à quelqu'un simplement sous prétexte qu'il ne fait pas écho à nos sentiments et à nos pensées ? Et quoi de plus arrogant que de se croire infaillible ?

*

Si nous avions la prétention de croire que nous sommes intelligents et que nous ne pouvons rien faire qui ne soit juste, nous nous condamnerions à ne jamais rien apprendre et à rester dans une ignorance crasse. Si les scientifiques devaient adopter pareille attitude, l'humanité en serait encore à croire que la terre est plate et qu'elle se situe au centre de l'univers.

*

 

Envoi du 14 Août 2004.

*
Si vous n'apprenez rien de vos amis, vous apprendrez quelque chose de vos ennemis - à condition bien sûr de survivre à la leçon.

*

Plus je prends de l'âge, plus je me rends compte que la réalité n'est pas simplement différente de quelque chose que je sais, mais différente de quelque chose je peux imaginer.

*

Quand je compare ce que j'ai su quand j'étais enfant avec ce que je sais aujourd'hui, et ce que je sais aujourd'hui avec ce que je ne sais pas, j'ai moins envie de m'identifier à un homo sapiens qu'à un homo ignorantus.

*

On a dit de l'homme qu'il était incapable de créer un simple ver de terre, alors qu'il a su créer dix mille dieux, et non seulement il a cru en eux, mais il a également su combattre, tuer et mourir en leur nom.

*

Ai-je dit cela auparavant ? Très probablement oui. Est-ce que je me répète ? Certainement. Quel est le problème avec la répétition ? Les lecteurs qui critiquent le fait de me répéter ne sont pas en soi contre la répétition. Au contraire. Ils aiment la répétition comme une drogue - à condition bien sûr que la répétition soit en leur faveur, du genre "Les Arméniens sont intelligents." Je n'ai jamais entendu un Arménien se plaindre d'en avoir assez après avoir fait dix mille fois ce genre de déclaration. Seulement une fois, je m'en souviens, c'était il y a pas mal d'années, quand j'ai répété ce cliché en présence d'un Arménien assimilé qui s'est avéré justement être un professeur d'une université américaine prestigieuse. Il a commencé par s'agiter, donnant des signes d'impatience, puis marmonnant des mots incohérents et incompréhensibles, avant d'abandonner la partie, pris de dégoût. Je suppose qu'il a essayé de me dire qu'être habile commerçant ne veut pas dire qu'on soit nécessairement brillant en politique. Je sais aussi à présent que lorsqu'il se met à faire de la politique, notre Q.I. collectif peut se réduire à un simple chiffre, sinon descendre au-dessous du zéro.

Et ce qui est même bien plus étonnant (et je peux comprendre ici pourquoi le bon professeur m'a laissé tomber de dégoût) c'est que nous avons systématiquement refusé d'apprendre quoi que ce soit de nos propres critiques, à commencer par Movses Khorenatsi et Yeghishe au Vème siècle après Jésus-Christ jusqu'à Raffi, Baronian et Voskanian au XIXème siècle. Et parce que nous avons refusé d'apprendre d'eux quoi que ce soit, nous avons reçu une leçon de cruauté de la part de types comme le Sultan et Talaat.


*
La question que nous nous trouvons dans l'obligation de nous poser maintenant est la suivante : Qu'avons-nous appris de nos massacres ? Relisez Khorenatsi et Yeghishe, relisez Raffi, Baronian, et Voskanian, et vous verrez qu'ils pourraient bien être nos contemporains. Rien n'a changé. Ou, comme aiment à dire les Français : " Plus ça change, plus c'est la même merde. "

 

 

Envoi du 16 Août 2004


Tout que j'écris et tout j'ai écrit jusqu'ici n'est qu'une réponse à telle ou telle question spécifique soulevée à un moment ou à un autre. Chaque fois que je ne réponds pas à une question, c'est peut-être parce que, à la différence de certains de mes compatriotes arméniens, je n'ai pas toutes les réponses. Une autre raison serait que certaines des questions qu'on me pose ne sont pas des questions véritables mais du genre de celles qu'on pratique dans les affaires comme des questions orientées ou truquées, du genre : " Est-ce que ç'aurait amusé votre mère d'être concubine dans un harem turc ? ", ou encore : " Si vous êtes célibataire, c'est bien que vous êtes homosexuel ? " Mais le plus souvent, on me pose des questions dont les réponses sont déjà connues de l'interrogateur.

*

Un homme avisé a déclaré une fois qu'on ne pouvait prévoir le futur si on ne comprenait pas le présent. Inutile d'ajouter que ceci ne s'applique ni aux hommes de foi, ni aux idéologues, qui vous diront qu'ils n'ont pas de réponses à donner à des questions aussi insignifiantes du genre de celles qui traitent du temps qu'il fait ou du cours des actions, mais qu'ils ont toutes les réponses aux questions dont l'essentiel tourne autour du bien-être de notre nation.

*

Quand j'étais enfant, on m'apprenait que si je faisais ceci ou cela, ou plutôt si je m'abstenais de faire certaines choses (pour plus de détails, voir les Dix commandements), j'irais au Ciel et vivrais dans la félicité éternelle. N'importe quel mollah vous dira aujourd'hui que si vous mourez en tuant des chiens d'infidèles (même si ce sont des femmes et des enfants innocents), Allah vous offrira en récompense 73 vierges.

*

À la fin du siècle dernier, nos idéologues nous ont assuré que si nous nous soulevions contre l'Empire ottoman, nous obtiendrons en récompense nos terres historiques. Le rêve s'est transformé en cauchemar, mais il reste encore des dupes qui croient que ce sont nos partisans qui avaient raison et non la réalité (en l'occurrence la barbarie turque et le double langage l'Occident : le jour viendra-t-il où les Turcs seront civilisés et les Occidentaux honnêtes ?), et que si nous continuons la lutte, tôt ou tard le Mont Ararat sera à nous.

*

À ce moment-là, quelqu'un nous rappellera sans doute que tous les politiciens font des promesses qu'ils n'ont aucune intention de tenir, et que mensonges politiques et promesses pourraient bien être des synonymes. Dès lors, pourquoi poser des question si peu raisonnables à nos propres politiciens ?

*

Comme vous pouvez le constater, nous sommes bénis d'avoir une profusion de pontes auto-proclamés qui ont réponse à tout, et celui qui ose nous rappeler que la vérité ou la réalité peuvent ne pas s'adapter à l'étroitesse de nos vues n'est qu'un rabat-joie, un cynique, un ennemi et probablement un Turc défilant dans nos rangs.

*

Le monde continue d'être à la merci des charlatans et de la populace qui ne manquera jamais de dupes, ou comme le dit une fois Zarian, " d'estropiés à la recherche d'une béquille. "

*

 


Envoi du 18 Août 2004 .


*
De temps en temps, on m'accuse d'être contre tout et n'importe quoi, y compris le Mont Ararat, le lac Sevan, la maternité, la tarte aux pommes, et l'autre jour, vous ne me croirez pas, contre Sibélius. Pourquoi Sibélius ? Parce que c'est un compositeur nationaliste et que je suis contre tout nationalisme.

*

Pour mémoire, je n'ai rien contre Sibelius et la musique nationaliste en général, au moins pour la raison qu'il n'est pas facile d'être contre quelqu'un ou quelque chose qui ne veut de mal à personne. Si je suis contre le nationalisme politique, c'est parce qu'il est l'un des trois piliers du fascisme - les deux autres étant le racisme et l'anti-intellectualisme (c'est-à-dire la dissidence, le discours libre, le dialogue et le consensus) et parce que ce même nationalisme a été la cause de beaucoup de guerres, de massacres et de génocides, y compris le nôtre.

*

Dire de notre nationalisme qu'il est bon alors que le nationalisme de nos ennemis est mauvais est exactement dans la même ligne de propagande que des gens comme Ataturk et Hitler.

*

Tous ceux qui disent de notre nationalisme qu'il n'est en rien comparable au nationalisme turc ou allemand pour la raison que nous ne sommes coupables d'aucun génocide et que toutes nos guerres ont été des guerres défensives, laissent penser que nous appartenons à une race moralement supérieure (ce qui s'avère justement être un non-sens raciste). Si nous n'avons pas persécuté des millions de gens, c'est peut-être parce que notre nationalisme était un nationalisme d'opprimés et que nos ennemis nous ont énormément dépassés en nombre.

*

Sur Sibelius encore : j'aime sa musique. Il s'avère qu'il est un de mes compositeurs préférés. J'aime non seulement ses poèmes symphoniques, ses symphonies, et son concert pour violon (avec ses intermèdes tsiganes et slaves) mais également ses pièces pour piano rarement jouées. L'une des premières choses que j'ai faites quand j'ai obtenu un emploi rémunéré dans un grand magasin fut d'acquérir l'ensemble complet de ses sept symphonies dirigées par Karajan (et je vous prie de noter qu'il n'est pas arménien, mais d'ascendance grecque, son vrai nom étant Karayannis, littéralement Blackjohn).

*

Encore sur la musique nationaliste. Toute musique s'exprime en une langue universelle même lorsqu'elle utilise des mélodies folkloriques locales ou indigènes ; et elle emploie ces mélodies pour la même raison qu'un Hongrois parle hongrois, un Roumain parle roumain, et un Arménien parle arménien. Sibelius a employé la musique folklorique finlandaise non pas parce qu'elle est supérieure à la musique folklorique grecque ou russe mais parce qu'il a été exposé aux chansons folkloriques finlandaises quand il était jeune. Ceci peut expliquer pourquoi Khachatourian n'a pas utilisé exclusivement des airs folkloriques arméniens (il est né et a été élevé en Géorgie) mais également des airs et des rythmes géorgiens, azéris, abkhazes et tchétchènes. En musique, ce n'est pas comme en politique, il n'y a pas de ces choses comme des airs et des rythmes folkloriques ennemis. La bonne musique est accessible à tout le genre humain, et dans ce sens, son message met l'accent sur la fraternité universelle de tous les hommes.
*

Envoi du 23 Août 2004.


*
Soyez honnête, et tous les escrocs viendront conspirer contre vous. De la même manière, dites la vérité, et les menteurs viendront exercer des représailles parce qu'ils se sentiront exposés et menacés.

*
À tout moment et partout la majorité impose elle-même les
règles de conduite et considère la dissidence ou la divergence comme une menace. La majorité peut tolérer l'existence d'une minorité à condition que la minorité adopte une position complaisante. Mais en période de crise, que la majorité se sente menacée, et aussitôt les minorités seront neutralisées, persécutées, et parfois même éliminées.

*
Le lynchage ou le viol collectif ne sont pas des manifestations instinctives propres à une race, à une couleur ou une croyance ; il s'agit d'un phénomène universel.

*
Les génocides n'ont rien à voir avec le nombre des victimes. Tuer une seule personne pour la raison qu'il appartient à une race, une religion ou groupe ethnique différent, ça relève du génocide.

*
Dans mes efforts à vouloir redresser la conscience, il m'arrive parfois d'avoir l'impression de l'amoindrir. C'est peut-être à cause de ces siècles de conditionnement qui font que mes lecteurs ne savent plus s'ils se redressent ou s'ils s'écroulent. C'est comme si leur centre de gravité avait été à jamais endommagé au-delà de toute réparation

*

Dans tout ce que j'écris, je montre le parcours d'une conscience endommagée par l'asservissement et évoluant vers sa libération. Mais quand l'asservissement dure depuis un millénaire, il devient une seconde nature, et dans ce cas, tout vœu d'affranchissement est considéré comme une déviance, peut-être même une aberration.

*

On a observé que lorsque l'aveugle recouvre la vue, il éprouve le besoin de se réfugier dans des pièces obscures.

*

Certains de mes compatriotes sont choqués quand je leur déclare que le plus grand homme d'État du monde ne sera jamais qualifié pour dire au plus mauvais gribouilleur du monde ce qu'il doit sentir, penser ou écrire.

*
Dans la Charte canadienne des Droits et des Libertés, nous pouvons lire : " Les individus sont égaux devant la loi et ont droit aux mêmes dispositifs légaux d'assistance et de protection sans aucune discrimination ".

*

Il peut être plus sûr d'admettre que vous ayez toujours tort avec circonstances atténuantes ne fût que parce que l'autre alternative - que vous avez toujours raison - est trop absurde pour mériter qu'on la considère avec sérieux.
*

 

Envoi du 22 Août 2004

Éloge du scepticisme

S'il vous arrive de douter ou de vous poser des questions à propos de tout que j'écris, je peux vous dire que vous êtes en effet sur le bon chemin et que vous êtes à même de comprendre la morale de mon histoire, à savoir : soumettez à l'analyse tout ce qu'on vous dit, non seulement les Turcs mais aussi n'importe quel homme, y compris vos compatriotes arméniens.

*
Aucun de nous ne vit au sein du vide. Nous avons tous une hache à aiguiser. La hache peut être bien cachée, mais elle est quand même là : recherchez-la avec opiniâtreté et vous finirez par la trouver.

*

J'aiguise ma propre hache contre ceux qui m'ont servi toutes sortes de demi-vérités et de mensonges quand j'étais enfant et que je n'avais pas encore acquis la capacité de penser par moi-même. Par exemple : durant des années on m'a fait croire que l'Arménie avait été une île chrétienne en mer musulmane, jusqu'à ce que quelqu'un me précise le fait évident que la Géorgie au nord avait été elle aussi une nation chrétienne, faisant de nous non pas une île mais une péninsule.

*

Pendant des années aussi on m'a fait croire que nos révolutionnaires avaient été des héros et que la prise de la banque ottomane à la fin du siècle dernier avait été un brillant exploit digne de l'admiration universelle, jusqu'à ce que quelqu'un soulève la question évidente : " Cela valait-il 5000 vies innocentes ? " Quel est ce genre de héros qui concluent une affaire séparément avec l'ennemi, avec l'assurance pour eux-mêmes de pouvoir passer librement à l'étranger, tout en abandonnant des gens sans défense aux mains d'une tyrannie barbare et vindicative dont on a peu entendu dire qu'elle traitait ses sujets avec compassion ?

*

L'histoire, comme on le lui a dit, est la propagande du vainqueur. Et si notre version de l'histoire n'était rien d'autre qu'une consolation de perdant ?

*

On m'a enseigné à croire en ignorant les leçons de l'histoire et en répétant les fautes du passé. N'est-ce pas ce que nous faisons chaque fois que nous nous divisons ou subdivisons nous -mêmes, ou chaque fois que nous ne remettons pas en cause la compétence et l'intégrité de ceux qui feignent d'en savoir plus et qui s'appuient sur cette fausse hypothèse pour tracer la ligne de notre destin ?

*

Si nos révolutionnaires avaient appris à remettre en cause et à douter de l'appui verbal des grandes puissances, se seraient-ils comportés comme ils l'ont fait ? Notre problème central, ce n'est pas d'être une île ni d'avoir des voisins sanguinaires et barbares, mais de se laisser naïvement duper par des charlatans qui nous promettent le ciel et nous donnent l'enfer.

*

Traduction de l'anglais par Denis Donikian ( qui remercie Louise et Anne-Marie pour leurs précieux conseils)

 

Copyright : Denis Donikian

Ara Baliozian ou l'anti-culture arménienne.(I)