Echange et changement : Ara Baliozian et Denis Donikian. (II)

Publié sur www.yevrobatis.org le : 15-09-2004

Ara Baliozian à Denis Donikian sur "les écoles de critiques arméniens"

(message du 19 septembre 2004)


LES ÉCOLES DE CRITIQUES ARMÉNIENS


Les critiques arméniens sont de toutes les tailles et de toutes les formes. Voici une tentative de classification.


Le partisan : Chaque mot qu'il prononce est le résultat d'un conditionnement.

Le voyou : Il lance sa boue par jour venteux et il est trop con pour savoir que cette boue lui reviendra comme un boomerang.


Le donneur de leçon : Un âne bâté dont l'unique ambition dans la vie est d'apparaître comme quelqu'un qui est au courant de tout plutôt que quelqu'un qui cherche à savoir et comprendre.


Le fanatique : Son cerveau est si étroit qu'il est incapable de recevoir plus d'une idée à la fois, et cette idée est soit un préjudice, soit une erreur.


La bouche ordurière : Imaginez un sconse soufflant sa mauvaise haleine et veut se dresser contre vous, au plus près de votre personne pour vous blesser.


Le pontife : Il ne peut ni se tromper ni faire d'erreur, car mieux que quiconque, il sait. Et s'il sait mieux que quiconque, c'est parce qu'il est le meilleur. Et s'il est le meilleur, c'est parce qu'il est en contact permanent avec le Saint Esprit
Le stalinien : C'est un commissaire de la culture frustré qui vous loge une balle dans la tête et appelle ça de la dialectique.


L'esprit dogmatique : Il croit que chaque vanité qu'il prononce est l'alpha et l'omega de pensée humaine, depuis les Grecs de l'antiquité jusqu'à aujourd'hui.


Le converti : Il a fait du patriotisme une religion et croit que la foi peut déplacer des montagnes, bien que jusqu'ici il n'ait fait rien d'autre que de déplacer le fumier dans son arrière-cour.


Le charlatan : Il réutilise une ligne de l'éditorial du matin dans l'espoir qu'on le prenne pour un pandit.

L'hypocrite ou l'homme au double langage: Il pense qu'aussi longtemps qu'il dira des choses contraires à ce qu'il pense ou qu'il sent, il sera sur la terre ferme.

Le fondamentaliste : Il confond son verbiage merdique avec les saintes écritures.

Question : Est-ce une perte de temps que de lire ces critiques ?
Réponse : Non, si vous voulez comprendre pourquoi notre passé et notre présent sont un désastre et pourquoi la lumière au fond du tunnel est un train qui approche avec une cargaison toxique.

À ceux qui me disent, " Si vous voulez que vos lecteurs vous respectent, vous devriez les respecter ", je réponds que je ne suis pas fait pour respecter l'irrationnel, l'irresponsabilité, le charlatanisme, l'esprit prétentieux et la malhonnêteté. Mais c'est mon rôle de les montrer.


Et si vous deviez me dire : " Comment se fait-il que vous soyez le seul auteur à avoir une vue si négative et si pessimiste de notre réalité ? " je répondrai : Non, je ne le suis pas, non sans avoir longuement hésité. Trois générations d'auteurs arméniens avant moi ont été brutalement terrassés avant qu'ils aient eu la moindre chance de déclencher l'alarme : la première fois, par Talaat dans l'empire ottoman, la seconde fois par Staline en Arménie soviétique, et la troisième fois dans la Diaspora par nos partisans. De sorte que j'ai entendu même nos chauvins admettre que nous n'avions plus de géants en littérature, seulement de méprisables minus.


Mais pour être honnête envers nos auteurs perdus, bon nombre d'entre eux avaient prévu l'imminence de la catastrophe et ignorés de tous, s'ils n'avaient déjà été assassinés. Les noms de Shahnour et Massikian me viennent à l'esprit ; et aussi Zarian, qui indiqua : " Nos partis politiques ont été sans utilité politique pour nous. Leur plus grand ennemi, c'est le discours libre " ; et "les Arméniens ne survivent qu'en se cannibalisant mutuellement. " Il faut noter aussi Zarian qui termina un chapitre dans son livre LE VOYAGEUR ET SA ROUTE, écrit dans les années 30, par ces mots, "Vdank, vdank, vdank!" (danger, danger, danger !) Si ce n'est pas un S.O.S., je voudrais savoir ce que c'est.


Denis Donikian à Ara Baliozian sur la contestation en littérature et autres sujets.

(message du 24 septembre 2004)


Le défaut d'une classification, c'est qu'il existe des catégories qui en réunissent deux, trois ou plusieurs autres. Ainsi, le même critique peut être alternativement partisan, voyou, fanatique, ordurier, dogmatique ou pontife… C'est un feu d'artifice avec projection de boue sur un ciel d'un bleu absolu.


Dire des écrivains de la contestation qu'ils ont une vue négative des choses, c'est comme si l'ensemble d'une classe reprochait au maître d'école de ne corriger des devoirs que les fautes au lieu de les noter sur le reste, ou si les gens attendaient d'un policier qu'ils soient uniquement arrêtés pour se voir offrir un diplôme de bonne conduite.

Un pays aura toujours besoin d'une parole libre pour désigner les obsédés de l'utopie collective.

Ceux qui prennent la contestation pour un nihilisme sont de ceux qui assimilent la surveillance d'une grossesse à un complot pour avortement.

Les écrivains bourgeois de l'ère soviétique en Arménie, publiés avec tous les honneurs dus à leur soumission, si interchangeables qu'on aurait pu croire qu'ils s'imitaient mutuellement, ont été le mensonge de leur époque plutôt que le songe de leur peuple. Je les donnerais tous contre une seule page de Chalamov ou de Soljenitsyne.

Soljenitsyne, écrivain contestataire, était à ce point " nihiliste " qu'aujourd'hui tous les Russes lui doivent une part de leur personne.

En période de pauvreté, l'écrivain doit aller au plus pauvre et au plus opprimé en période d'oppression.

Les propagandistes du beau pays font la souffrance du pays réel.

Que vaudraient les perroquetteries liturgiques d'un saint homme officialisé comme tel qui mangerait deux fois plus que ne l'exigerait sa faim un pain quotidien dont seraient privées ses ouailles ?

Pourquoi tant d'Arméniens préfèrent-ils l'anonymat d'une ville étrangère aux violences de la Mère-Patrie ?

Le patriotisme arménien, c'est l'exploitation d'un Arménien arménien par un Arménien qui prétend l'être.

Ma première expérience arménienne, celle qui est à la source de ce que j'écris aujourd'hui, date de 1947, quand j'appris que l'un des propagandistes de la Mère-Patrie s'était envolé pour les Amériques après avoir jeté aux enfers soviétiques ses compatriotes. Depuis, cette histoire ne se dément pas. Les Arméniens sont spécialisés pour concocter des pièges à cons à d'autres Arméniens. Et je ne compte pas le nombre de fois où j'ai embrassé le frère qui devait m'empapaouter jusqu'à l'os.

Traduction : Denis Donikian qui remercie Louise Kiffer, Anne-Marie Brennam et Elisabeth Hellawel pour leurs précieux conseils)

© Copyright Yevrobatsi pour la traduction française.