Des Français d'origines turque et arménienne devant la statue de Komitas, à Paris Historique



Le 10 mars 2007, à la Maison de l'Europe avait lieu un débat avec Ferhat Kentel et Ahmet Insel, intitulé " La Turquie après le meurtre de Hrant Dink " à l'invitation des Associations RACORT (Rassemblement des Associations citoyennes originaires de Turquie), du CRDA (Centre de Recherche sur la Diaspora Arménienne), de l'Assemblée européenne des Citoyens (AEC, Helsinki Citizens' Assembly), et de la LDH (Ligue des Droits de l'Homme). Lors des questions posées par le public, je me suis adressé aux personnes d'origine turque présentes dans la salle pour leur indiquer qu'après les 100 000 personnes qui avaient défilé durant les funérailles de Hrant Dink à Istanbul, et le défilé qui eut lieu à Paris, où fleurirent les slogans, " Nous sommes tous des Arméniens ", " Nous sommes tous des Hrant Dink ", il me paraissait naturel que la communauté turque de France se recueille devant la statue de Komitas le 24 avril prochain. J'ajoutai que cette initiative pourrait être l'amorce d'un changement dans les rapports entre Turcs et Arméniens.

Quatre jours plus tard, je faisais paraître sur Yevrobatsi un compte rendu de ce débat intitulé : " L'honneur turc et la douleur arménienne ". Je le terminais par ces mots : "L'honneur turc n'est pas celui qu'on a inculqué aux Turcs. Il est né de la peur et du meurtre. Les États, quels qu'ils soient, utilisent l'honneur pour conduire leurs citoyens à commettre des actes déshonorants. Un homme ne trouve pas forcément son honneur dans l'honneur du groupe auquel sa naissance l'obligerait à appartenir étant donné que sa naissance ne lui appartient pas vraiment et que son honneur est la seule chose qui lui appartienne en propre. Dès lors, l'honneur d'un homme est dans la dignité qu'il témoigne envers la dignité d'un autre homme. L'honneur turc sera d'aimer la douleur arménienne comme sienne et l'honneur arménien de rendre à l'honneur turc sa réelle dignité. "

Je ne cacherai pas que je souhaitais ainsi renouveler mon appel lancé lors du débat du 10 mars, persuadé qu'il devait exister au moins une personne parmi toutes celles qui avaient défilé à Paris en hommage à Hrant Dink, pour répondre positivement et prendre le risque d'aller vers la douleur arménienne, le 24 avril prochain.

Entre-temps, je recevais un recueil des derniers articles de Hrant Dink, ayant pour titre : Être Arménien en Turquie. "Vivre ensemble" était le maître mot de ces textes, sinon l'obsession de Hrant Dink autant que la clé du différend qui déchirait Turcs et Arméniens de Turquie, mais pas seulement les Arméniens. Quelque part dans le livre se trouvait l'idée selon laquelle tous les problèmes seraient résolus dès lors que chacun accepterait de se mettre à la place de l'autre, d'envisager les obstacles en faisant abstraction de soi et en se " remplissant " des arguments de son adversaire. Il est vrai que ni les Arméniens, ni les Turcs n'ont jusqu'à présent fait cette démarche salutaire qui consiste à se dévêtir, pour les premiers, de leur douleur, et de se laisser envahir par l'honneur sourcilleux qui habite les Turcs, sans oublier cette éducation dont ils ont été gavés. De même, qu'il pouvait être salutaire pour les seconds d'entrer dans la peau d'un Arménien pour comprendre que, loin d'être un terroriste, il est avant tout une personne qu'on a spoliée de sa terre, de sa mémoire, de son humanité.

Le 27 mars, je recevais un message sur la boîte de Yevrobatsi, d'un certain Michel Atalay, m'indiquant qu'il était prêt à faire quelque chose ce jour-là en son nom propre.

Rendez-vous fut pris le 8 avril, place Saint Michel à Paris pour définir les modalités d'un dépôt de gerbe devant la statue de Komitas et établir ensemble un protocole d'accord, étant entendu que pour ma part, je souhaitais respecter pleinement les exigences de Monsieur Atalay quant à l'organisation de cette cérémonie.

Pour conserver à cette initiative son caractère symbolique et individuel, nous estimions qu'elle devait refléter à travers nos deux personnes la volonté de travailler ensemble, Turcs et Arméniens, dans une relation de compréhension mutuelle, constructive et dynamique.

Il ne pouvait pas s'agir, dans notre esprit, ni de faire du triomphalisme agressif, ni de minimiser l'impact d'un geste qui constituerait une réponse de la conscience à des décennies d'obscurantisme et de déni.

Par ailleurs, nous étions persuadés que ce geste était le résultat, de la part des intellectuels turcs, d'une exigence de vérité, et de la part des Arméniens d'un combat qui s'était transmis de génération en génération, par les livres, les conférences, les commémorations, les témoignages, l'activisme et le deuil militant. En effet, dans le combat pour la reconnaissance, les Arméniens n'ont épargné aucun effort. Les voies choisies par les uns ne pouvaient pas être du goût des autres et réciproquement, les uns se trompant, les autres obtenant des résultats, certaines associations périclitant, d'autres prenant le relais, mais toutes s'ajoutant les unes aux autres, se complétant et s'inscrivant dans la même direction, des plus petites voix jusqu'aux plus autorisées.

Michel Atalay et moi-même venons de déposer 19 roses rouges et 15 blanches au pied de la statue de Komitas à Paris. Nous avons associé à cette cérémonie discrète et recueillie quelques amis qui ont bien voulu nous accompagner dans cette démarche.

Dans le travail qui va maintenant s'accomplir pour que ce geste symbolique gagne en ampleur et qu'enfin en 2008, le 24 avril voie défiler des Turcs avec des Arméniens, l'important sera désormais d'intégrer cette variable dans la réflexion pour les uns sur la reconnaissance du génocide et pour les autres sur l'histoire réelle de leur pays. Dans cette perspective, il serait souhaitable que Turcs et Arméniens de bonne volonté se parlent, débattent ensemble, apprennent à connaître les motivations, les blocages et les souffrances des uns et des autres, dans le cadre de rencontres formelles ou informelles, afin que chacun sorte du ghetto communautaire dans lequel il se trouve et établisse avec l'autre des passerelles, des passages, des échanges inédits.

Puisse chaque Arménien se mettre à la place d'un Turc, et chaque Turc se mettre à la place d'un Arménien, dans ce long cheminement destiné à produire en eux et entre eux cette humanité dont la disparition dure depuis 92 ans. Le reste viendra de surcroît et se mettra en place comme le prescrit la conscience.

22 avril 2007

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